Le canal des mécanos
J’ai croisé Michel Condeminas au niveau de Montgiscard. Ça faisait au moins deux écluses que je roulais avec Maxime, un gamin du coin vif et sociable. Maxime m’avait rattrapé avec son VTT pour me poser des montagnes de questions sur le vélo couché, ma destination, les voyages à vélo ou la vie en général, et me raconter à son tour la sortie de cyclotourisme en Bretagne avec sa classe l’an passé. On venait de tomber d’accord pour dire que les voyages en groupe c’est bien mais quand il y a trop de monde c’est chiant parce qu’il faut toujours attendre ceux qui traînent, on en était là quand on est tombés sur Condeminas. Je dis comme ça parce qu’à l’époque les hommes s’appelaient par leur nom de famille, et c’est comme ça qu’il s’est d’abord présenté. « Condeminas. » (Un temps, et voyant que j’attends la suite) « Michel Condeminas. C’est catalan. »
À 80 ans passés, Michel continue à faire de belles balades à vélo. C’est un ancien mécanicien moto, il a monté lui-même son tricycle couché sur la base d’un cadre taïwanais acheté via un importateur hongrois. Ça a l’air compliqué comme ça, mais en son temps l’homme était spécialisé dans l’import de pièces de motos anglaises. Son vélo est plutôt foutraque, le soucis n’est pas esthétique mais surtout fonctionnel : c’est lui qui a tout assemblé, les 2500 watts d’assistance électrique inclus. Je lui raconte mon périple. Quand j’évoque les Pyrénées, il me narre avec un talent certain son escapade dans les cols gelés du Pas de la Casa – « …et les étriers de frein étaient pris dans des blocs de glaçons gros comme ça, je mettais les pieds pour freiner comme je pouvais ! C’était une autre époque » – les yeux un peu dans le vague comme après 80 belles années de vie.
Mais Condeminas ne s’attarde pas et nous entretient sans transition des avantages comparés des motos anglaises et japonaises. Sa préférence va aux premières sans hésitation, mais les mots sont ceux d’un professionnel, experts et mesurés. Pas d’idolâtrie, plutôt la connaissance fine de deux approches mécaniques bien différentes. À la faveur d’un moment de silence (Michel est l’aîné et c’est lui qui mène la conversation, nous, les gamins, on écoute) Maxime nous explique qu’il veut être mécanicien moto lui aussi. Il a d’ailleurs des motos depuis tout petit, et même s’il n’a pas encore l’âge il ne se prive pas de sortir la 65 cm³ du garage et faire des tours dans le village. Le gamin est convaincu et convaincant, et à en juger par l’attention nouvelle et le sourire pudiquement émotif de Michel, je sens que le moment est important. Beaucoup de choses passent en un long instant ponctué de courtes phrases. Des mots comme passion, métier ou génération me traversent l’esprit, mais au lieu de sortir quelque chose d’affligeant je profite de cet instant où je disparais un peu pour les prendre en photo côte à côte. Regards directs, sourires confiants.
Michel Condeminas a ensuite continué sa route dans l’autre direction pour aller nourrir les oies qui l’attendent quotidiennement vers Négra (c’est fou l’acuité visuelle de ces animaux, me dit-il, elles caquettent de très loin quand il s’approche). Maxime, lui, a décidé qu’il était un peu loin de son secteur et fait prestement demi-tour en me souhaitant une bonne route avec entrain mais sans cérémonial. Quant à moi, j’ai savouré tout ça pendant encore quelques écluses, seul sur mon vélo couché, le sourire aux lèvres et le cœur léger.
Sur le canal du Midi, en août 2017.